samir geagea

L’Homme de Cèdre : Les trois vies de Samir Geagea

 

Préface

Lorsque les belligérants ont déposé leurs armes, en 1989, après la signature du document d’entente nationale à Taëf qui mettait officiellement fin à la guerre du Liban, nous nous sommes convaincus que celle-ci était bel et bien finie. Quels qu’eussent été l’iniquité de son application et le prix à payer, l’accord de Taëf nous permit de sortir de la spirale de la violence pour nous atteler à la reconstruction de nos vies. La plupart d’entre nous – ceux qui étaient restés, ceux qui étaient partis, ceux qui étaient partis et revenus, ceux qui appartenaient à des partis et ceux qui n’avaient jamais accepté les partis pris – avons remisé au plus profond de notre conscience nos rancœurs et nos peurs occulté un grand nombre de choses. Nous n’avons pas posé de questions à nos parents, et surtout, nous n’avons rien raconté à nos enfants. Bref, nous avons tous fait comme si tout cela n’avait pas eu lieu, pensant ainsi tourner définitivement la page. Presque tous, car, pendant ce temps, un homme entrait en détention et ses partisans en résistance. Nous n’avons pas accordé l’attention qu’elle méritait à la nouvelle, car à lui seul, ce «seigneur dc la guerre» – C’est ainsi que la presse le désignait – incarnait les années noires que nous voulions à tout prix effacer de nos mémoires. Heureux de pouvoir sillonner du Nord au Sud un pays que nous apprenions à découvrir, nous qui avions grandi avec des lignes de démarcation dans nos esprits, nous avons continué à vivre comme si la chape de plomb de la tutelle syrienne était une conséquence quasi normale de cette paix arrachée au prix de tant de renoncements.

Onze ans plus tard, en 2005, à la suite de l’assassinat du premier ministre Rafic Hariri, nous nous sommes retrouvés sur la place des Martyrs : trois générations de Libanais, toutes confessions confondues, têtes noires et grisonnantes, enfants sur les épaules, adolescents étonnés et grands-parents un peu chancelants mais tout aussi déterminés, agitant des drapeaux et des banderoles, scandant des slogans qu’il aurait été impensable de prononcer à peine quelques jours auparavant. Maintenant que la souveraineté de notre pays était restaurée, la politique réinvestissait à nouveau nos vies. Nos dirigeants, même les plus zélés des pm-Syriens, semblaient avoir retrouvé raison et appelaient la population à s’unir au-delà des clivages confessionnels et idéologiques, dans un « vivre-ensemble » qui augurait des lendemains pleins d’optimisme. Dans le sillage de cette « révolution », Samir Geagea, l’homme qui manquait à l’appel aux premiers jours du printemps de Beyrouth, est enfin sorti des ténèbres. Il a beaucoup changé, disait-on. Cette épreuve, loin de le détruire, l’aurait rendu non seulement plus fort, mais aussi plus conciliant et plus humain. Entouré d’un halo de mystère, il est revenu sur la scène politique aux côtés d’anciens chefs de guerre, de fils de familles politiques et autres acteurs incontournables de l’histoire de notre pays.

Et puis les années ont passé, l’euphorie des premiers temps a laissé place à des compromis, à des défections et à des retournements de veste. Les déceptions furent souvent amères, mais son engagement à lui n’a pas faibli. Tandis que certains, qui n’ont pas réussi à surmonter leur ressentiment ni à chasser les fantômes du passé, continuent de dénigrer son discours comme son parcours, beaucoup d’autres sont séduits par la solidité de ses convictions comme par sa capacité de résistance, et adhèrent ouvertement à sa ligne politique. D’autres encore, sans pour autant rejeter cette dernière, tempèrent leur approbation par un rappel constant de son passé.

Aujourd’hui, alors que l’Histoire semble se répéter et que les questions laissées hier en suspens reviennent nous hanter, j’ai éprouvé le besoin de comprendre ce qui s’est vraiment passé durant ces années noires qu’a vécues le Liban. Personne mieux que Samir Geagea ne pouvait incarner cette époque trouble marquée par la violence, le sang et les humiliations, certes, mais aussi par des actes d’héroïsme et par de petites victoires arrachées au destin.

Lorsque j’ai commencé la rédaction dc cet ouvrage, on parlait peu du chef des Forces libanaises. C’était plusieurs mois avant que l’actualité ne le propulse sur le devant de la scène. Il s’est prêté aux entretiens avec l’application qui le caractérise, se livrant au début avec quelque réticence. Il ne voulait pas être, une fois de plus, le seul parmi les protagonistes à devoir justifier un parcours militaire et politique accompli dans l’urgence de la guerre. Seule l’Histoire, selon lui, serait capable de rendre leur juste place à son action et à celle des Forces libanaises. Puis, au fur et à mesure que ses réserves se dissipaient, il a parlé avec une franchise croissante sans que pour autant cette biographie ne soit  « autorisée » au sens habituel de ce terme, car Samir Geagea n’a formulé aucune exigence préalable et n’a pas relu, et encore moins approuvé ou modifié, ce texte avant publication. Qu’il soit sincèrement remercié ici de cette marque de confiance qui l’honore.

Prologue

1993

 

Jadis grouillantes de vie de bruits et de parfums, les rues dc Beyrouth sont livrées aux rats, jonchées de gravas et de cartons, empestant les ordures et la mort. Le centre-ville qui a été le théâtre du meilleur comme du pire n’est plus qu’un amas dc pierres envahi par la broussaille et les herbes folles. Pas un quartier qui n’ait été épargné par les destructions, pas un village qui n’ait connu la peur, l’exode ou la violence. Les immeubles sont grêlés d’impacts dc balles d’obus, les balcons pendent sur les façades noircies, les nids-de-poule attendent comme des blessures béantes qu’on les referme. Le pays exsangue qui a émergé de son interminable cauchemar est un vaste chantier. Tout est à refaire.

Au fil des années de guerre et au rythme de nombreuses batailles, les meurtriers se sont mués en protecteurs, les alliés en détracteurs, les pompiers en pyromanes, les arbitres en combattants. Alors que le spectre de la violence, des blocus, des sièges, des bombardements et des privations s’éloigne, aucune euphorie ne se manifeste au sein de la résistance chrétienne. La paix instaurée, ce calme apparent, qui a sorti la population des abris et donné un semblant de normalité, n’a rien de rassurant.

Pour les belligérants, le constat a un goût amer. Le général Michel Aoun est en exil. Et Samir Geagea, le leader des Forces libanaises (FL), retranché dans son quartier général transféré à Ghodreiss dans les montagnes du Kesrouan. Dans le camp de l’Est, l’offensive lancée par le général en chef de l’armée contre l’occupant syrien qui avait mené à l’accord de Taëf, puis la guerre d’élimination qui l’avait opposé aux milices des FL, avait causé une cassure irrémédiable dans les rangs chrétiens. La communauté musulmane n’avait pas été épargnée par les divisions. Les affrontements réguliers entre le Amal et le Hezbollah, dans le sud du Liban et dans la banlieue chiite, et la guerre dévastatrice menée par la milice Amal contre les camps palestiniens, où Yasser Arafat essayait d’amorcer un retour, se sont soldés par un désastre humain et militaire. Ces combats fratricides avaient servi à conforter la raison d’être de l’occupant syrien qui se positionnait une fois de plus en arbitre.

Après la remise en cause de l’existence même du pays, l’effondrement de ses institutions, ses 150 000 morts, 200 000 blessés, 50 000 handicapés et 900 000 exilés, alors que les larmes des veuves et des orphelins continuaient de couler, on décréta que la guerre était finie. Les morts avaient été enterrés et les disparus devaient être oubliés. Un consensus national a été instauré pour que les différentes factions politiques et les dix-huit communautés, condamnées à cohabiter dans un pays aux dimensions de mouchoir de poche, ne puissent se positionner dans le camp des vainqueurs ni dans celui des vaincus.

Le mécanisme de normalisation commença sans qu’aucun processus de cohésion ne soit amorcé, sans qu’aucune excuse publique ne soit présentée. Les mêmes sentiments d’amertume, d’injustice et d’appréhension restèrent dans les esprits, car le chaînon de la réconciliation nationale ne figurait pas sur l’agenda des Syriens. Damas n’avait aucun intérêt à encourager un pardon qui serait défavorable à sa mainmise sur le pays.

Un autre genre de conflit, plus insidieux, commença, apportant chaque jour son lot d’humiliations et d’assujettissement. L’ennemi était partout, tantôt tapi dans l’ombre, tantôt déclaré au grand jour. Mais toujours déterminé à montrer sa suprématie grâce à un système de renseignements et de répression dont les méthodes des avaient déjà fait leurs preuves en Syrie. Qu’importe s’il était dénoncé par quelques résistants qui essayaient en vain d’attirer l’attention des instances internationales indifférentes : il avait l’appui inconditionnel de la majorité des dirigeants libanais et surtout le blanc-seing de tous ceux, fonctionnaires, militaires, entrepreneurs, politiciens, affairistes, qui rêvaient de tirer bénéfice de la reconstruction. Et si le prix pour se partager le gâteau était la soumission au régime de Damas, ils étaient prêts à le payer.

Depuis toujours au pays du Cèdre, un peu plus qu’ailleurs, on résiste mal aux sirènes du profit et du pouvoir.